JAZZ'IN 09/2023 Concert Festival "Comme ça vous chante"*
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De chocs en froissements on ne perd jamais la route mélodique. La matière lui est constamment rapportée...
Des notes isolées s’énoncent, se cherchent, finissent par se grouper dans leur reflet offert de cymbales jouées à l’archet. Les points s’assemblent, des lignes se dessinent, brisées d’abord pour gagner de l’ampleur et s’ancrer pour de bon à la faveur d’un passage aux mailloches. On pouvait alors pratiquer l’ouverture sans crainte de se perdre, l’évitement avec décision, ménager des attentes, suspendre le temps à d’invisibles patères : Ça n’empêche pas le vacarme, un titre de Didier Fréboeuf aux accents de liturgie estonienne. Dans l’océan ouvert, les baleines peuvent alors chanter à nouveau, libérées de l’arche par Charlie Haden (Song for the whales). Un chant capté de très loin émerge alors d’un très long silence qu’elles seules pouvaient éclairer. Aux effleurements de Tocanne sous lesquels les matières confondent leur nature de cuivre et de peau, de feutre ou de bois, répond le pédalier du piano pour en tirer de profondes résonances. Sans être un trio, ni un solo, ce duo est moins ou davantage que cela, une créature hybride qui change de forme comme un poulpe et de couleur comme un caméléon. Comme eux, sans prévenir. Sans discuter : ce serait hors de propos. Le titre suivant le dit clairement : On ne discute pas cuisine avec des anthropophages. De grands vents se sont levés en haute mer qui modifient l’allure d’instant en instant, d’emballements soudains en figements de pot-au-noir. La traversée s’avère tumultueuse, de chocs en froissements on ne perd jamais la route mélodique. La matière lui est constamment rapportée. Ôté le timbre, les fûts chantent clairement sous des balais caressants, des fagots pointilleux, des mailloches non violentes, au ton rassurant, tour à tour affirmatif ou simplement suggestif. Le tout de la musique se trouve équitablement réparti, réalisée l’union du dessin et de la couleur. Le rythme scande à même le timbre sans qu’il soit question de les « dialectiser ». Alors, merveille, le concert se résout sur la chute de son dernier pétale, The single petal of a rose, éternisée par Ellington/Strayhorn (« Jadis tu détachas les grands calices pour / La terre jeune encore et vierge de désastres »…). La dernière note fondue dans un frisson de balais avait soustrait l’heure au temps : il n’était qu’un midi de plein soleil, mais l’on aurait pu poursuivre avec Les fleurs : « Et finisse l’écho par les célestes soirs »…
Philippe ALLEN